Kilomètre 26
Merde, j'ai le coup de barre. Me connaissant je l'attendais 3 km plus tôt, du coup j'ai cru que j'y échapperais. Que dalle. Bon j'ai les jambes mi-bois mi-coton, et rien à faire. J'ai beau étirer, décontracter, ça passe pas. On m'avait prévenu. Si tu veux arriver au bout sans encombre, économise-toi, gère ton effort.
Je suis peut-être parti trop vite. J'étais en forme. J'étais bon, j'étais beau, j'ai cru que je pourrais faire une belle course, une de celle qu'on lit le lendemain dans le journal. Pour le moment je peux au mieux espérer la rubrique nécrologique.
Ne pas se désunir, décontracter, attendre que ça passe en aidant un peu le corps à encaisser la douleur.
Pourtant j'étais bien parti. J'étais bon, j'étais frais. J'ai peut-être un peu trop forcé pendant les dernières séances d'entraînement. Mais c'est ce chien aussi. J'avais un bon rythme, ma foulée était calquée sur les bases définies à l'entraînement, et il y a eu ce chien.
Je sentais mes jambes souples et solides, rien ne pouvait m'arrêter. J'espérais que la course serait longue et rapide, une de celle où on n'a pas le temps de compter les tours que c'est déjà le dernier. Une de celle où on passe la ligne d'arrivée en se disant qu'on a tout fait comme il fallait.
Mais il y a eu ce chien. Quand il a traversé la route, j'ai pas vu qu'il en avait après moi. Attila ! Attila ! J'entendais son maître crier, mais je pensais pas que c'était après moi qu'il en avait. Il m'a mordu la cuisse et le mollet droits. J'ai pas pu accélérer pour lui échapper. J'avais déjà trop de kilomètres dans les pattes. Sans compter ceux qui restent. Je l'ai pas vu venir, il semblait pas méchant quand j'ai doublé sa truffe. Il a dû aimer me voir courir aussi vite, me voir aussi bien, aussi à l'aise. Il a voulu jouer avec moi, mais on ne joue pas de la même façon.
Putain j'ai mal. Déjà que j'ai les rotules en feuille de brick, voilà qu'il faut que je fasse maintenant avec une jambe en gruyère. Il est con ce chien, il avait l'air si doux de loin. Merde. J'ai voulu partir trop vite, et c'est moi qu'il a vu. Il a vu que j'étais bien.
Maintenant j'ai mal. J'ai mal Papa.
Peut-être que je n'étais pas prêt, j'aurais dû attendre la prochaine course, mais je voulais sortir du stade. Tu ne m'as pas prévenu Papa. Tu ne m'as rien dit, tu m'as laissé faire. Tu ne m'as pas encouragé, tu m'as laissé comme ça. Et maintenant c'est moi qui ai mal.
Maintenant je sens tes mains sur mes lombes qui me poussent. Tu ne dis rien, tu pousses. Je voulais que tu fasses le lièvre, calquer mes pas sur les pas de mon père. Mais tu ne manifestes rien, tu ne dis rien. Tu me pousses, quand j'ai besoin que tu me tires. Qu'est-ce que j'ai fait Papa ? Pourquoi tu m'ignores, pourquoi tu ne me dis pas de continuer ? Parce que c'est pas ma course ? Je veux juste m'arrêter un peu, reprendre mon souffle, cautériser les plaies avant de redémarrer. Tu me dis que ça ne se fait pas d'abandonner. Alors j'étais prêt pour cette course ? Cette course on la gagne quand on va au bout, et quand on prend tout son temps. Il faut faire les choses dans l'ordre, mais il faut faire toutes les choses, quelles que soient les difficultés.
Donc je suis dans la bonne course Papa ? Je sens tes mains sur mes omoplates qui poussent un corps sans jambes. Un culbuto. Ta main claque ma fesse droite, comme pour me dire que la douleur n'est pas la fin. Seul ton épitaphe sonne la fin. Papy a coupé la ligne alors ? je lui dis. Oui. Lui aussi sa course a été difficile, mais il a géré son effort pour pérenniser ses derniers kilomètres.
Je cherche ma direction. Je la demande à un commissaire de course. Il m'indique la route et me dit de rester entre les deux lignes de rubans rouge et blanc. A l'abri derrière le rubant, le public applaudit la souffrance. C'est pas moi qu'ils applaudissent. C'est ma douleur. Il applaudissent doucement comme si ça allait me faire peur. Les premiers sont passés très vite, les claps étaient très bruyants. Les premiers passent très vite, pour que le public leur fournisse autant d'énergie qu'à moi, il leur faut beaucoup plus de puissance. Les premiers passeront très vite, quand ils me doubleront, qu'ils me prendront un tour et puis deux. Certains sont des camarades d'entraînement avec qui j'ai fait mes débuts. Mais eux ils avancent. Ils sont bons, ils sont beaux.
Une coureuse me propose de poursuivre la route avec elle, sa foulée est un peu plus rapide que la mienne, je tente de la suivre. Ca m'aide vraiment. Je lui suce la roue, je reprends quelques secondes par kilomètres, mais j'ai mal. Dans les côtes, ma douleur me reprend. La distance entre nous s'étire, et je la perds de vue. Elle m'attend toujours en haut. Mais je la retarde. Je dois la laisser partir, sinon je vais gâcher notre course à tous les deux. Je l'ai suffisamment retardée. Mais merci pour tout.
T'es où Papa ? Pourquoi t'es pas là quand j'ai besoin de toi ? Pourquoi tu n'as jamais pris parti pour moi devant les autres ? Ni même devant Maman. Je voulais être avec toi Papa. Je voulais que tu m'aides à dessiner ma route, pas que tu me pousses en me disant d'aller droit devant. Droit devant il y avait ce chien.
J'ai quitté le stade parce que je ne comprenais pas l'intérêt de répéter des tours sans cesse pour revenir au point de départ. J'ai voulu prendre la route pour avoir une arrivée différente de mon point de départ. Mais je n'ai pas intégré tous les paramètres dans ma préparation. J'ai prévu la soif, la fatigue, les côtes, le froid, le chaud, la douleur. Mais pas celle-là. Pas cette douleur-là. Tu ne m'as pas dit qu'elle existait. J'ai cru qu'en faisant la préparation adéquate, tout se passerait bien. Je t'ai écouté Papa. Mais tu ne disais rien. Maintenant j'ai mal.
C'est maintenant que tout le mal est fait que tu t'intéresses à moi Papa. Tu crois que je peux finir la route si tu m'aides ? Je veux pas que tu me portes. Je veux juste que tu coures à côté de moi. Que tu m'encourages, que tu me parles, que tu me rassures. Que tu me dises que je suis fort et que tout va s'arranger. J'ai besoin de l'entendre Papa. Et j'ai besoin que ce soit toi qui le dises.
Je veux pas m'arrêter Papa. Je veux pas encore mon épitaphe. Je veux finir ma course, avec mes cicatrices, mais je veux finir ma course. Et que les gens qui m'aiment puisse lire mon nom dans le journal demain. Que mon nom figure dans la liste de ceux qui sont arrivés au bout. Le dernier de la liste, peut-être, mais dans la liste. Voir mon nom, notre nom dans la liste de ceux qui ont tout donné pour passer la ligne de démarcation entre la douleur et le bonheur.